Texte : François Rousseau, Alizée Gau et Cédric Rio
Photographie : Alizée Gau
Le bien-être a bonne presse sur les réseaux sociaux et sur le marché florissant du wellfare – un peu moins, au sein des politiques publiques où il semble nulle part, et partout, et dans la société civile où la hausse seule des antidépresseurs chez l’enfant a progressé de 62,6% en moins d’une décennie. Il est grand temps de nous réemparer de la notion de bien-être – et dans un premier temps, peut-être, de reconsidérer le sens que nous lui accordons – pour mieux agir en conséquence, à l’échelle de nos lieux de vie.
Introduction
Voilà longtemps que les termes « Bonheur », « Bien-être », sont devenus au mieux des coquilles vides, au pire, des injonctions pressurisantes ouvrant de grands boulevards aux dystopies du 21e siècle. « Il est impossible d’avoir quelque chose pour rien. Le bonheur, il faut le payer. » prédisait déjà Aldous Huxley en 1932 dans Le meilleur des mondes. Fin 2022, Le Point renchérissait : Le marché du bien-être toujours en plein essor ! Face à des modes de vie de plus en plus stressants, « l’industrie du bien-être reste un marché florissant et la tendance américaine du culte de l’estime de soi continue d’impacter la France ».
Dans les médias comme dans la société civile, les réactions de rejet face à cette injonction contradictoire s’affirment de plus en plus : Injonction au bonheur : essayer d’être heureux fait pire que mieux, titrait le magazine Elle début 2022. Sorti la même année, le documentaire #Happy : la dictature du bonheur sur les réseaux sociaux, évoque avec cynisme cet « univers merveilleux où tout le monde est heureux. Des corps parfaits, des vacances extraordinaires, des amours comblés. Ce monde, c’est le mien. C’est le vôtre. […] Dans ce monde virtuel, tout le monde s’exhibe et se juge. Tout le monde s’envie et se jalouse aussi. ». La philosophe et psychiatre Cyntia Fleury résume avec sagesse le malaise général : « Dans notre société, où la norme est la réalisation de soi et l’impératif de vivre avec un maximum d’intensité et de sensations, il arrive en effet que l’individu ne se sente pas à la hauteur de l’injonction qui lui est faite de « réussir sa vie » ».
Bonheur, bien-être, la diagonale du vide
Faut-il, dès lors, déserter par cynisme les notions de bien-être et de bonheur pour réellement mieux vivre ? Laisser à un marché en fleur le soin de définir le sens et l’imaginaire sous-jacent de ces mots ? Sur ce terrain glissant, il semble d’ores et déjà que la majorité des familles politiques aient fait le choix de s’abstenir : Le bonheur, grand absent de la campagne présidentielle, titrait Usbek&Rica début 2022- à l’instar des enjeux climatiques, qui représentaient seulement 2,7% des débats et articles relatifs à l’élection présidentielle. Peut-être ne faut-il pas s’en étonner, si l’on part du principe que ces deux questions-là – le bien-être, et la transition écologique – sont intimement liées.
S’intéresser au traitement médiatique et culturel accordé au bonheur nous aiguille en ce sens, que ces informations nous aident à mieux diagnostiquer l’état actuel de santé de nos imaginaires sur ces questions. Car oui : le bonheur, le bien-être, sont des notions éminemment subjectives. Si l’arbre a une écorce et une matérialité indiscutable, le concept de bonheur, lui, se replit de valeurs, de mythes, de sensations, d’images et de représentations qui s’enracinent dans nos imaginaires, mais dont les incidences sur le cours de nos vies sont bien réelles : en ce sens, la consommation de psychotropes en France est peut-être au bonheur ce que le fuit gâté est à son arbre. « Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark », marmonnait Hamlet dans sa barbe, rongeant un mal-être profond. Que dirait Shakespeare de nos jours à propos de nos propres vergers ?
Bonheurs imaginaires, bonheurs politiques
« Si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble », rappelait le poète et philosophe martiniquais Edouard Glissant. Peut-être pourrions-nous ajouter : à imaginer ensemble, également. Pour réinterroger collectivement les notions de bonheur et de bien-être, le passé, le présent et l’avenir sont autant de couches de représentations sédimentées à venir retourner, aérer, labourer, et réensemencer. Certes, les politiques publiques actuelles rechignent à s’emparer des questions de bien-être et de bonheur ; il n’en a pas toujours été ainsi : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur » gravait dans le marbre de nos imaginaires démocratiques, la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique de 1776. « Le but de la société est le bonheur commun » renchérissait la France quelques années plus tard dans l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Donner du poids aux mots dans les grands textes fondateurs est une première étape. Expliciter leur sens en est une autre : Franckelin D.Roosevelt, le 32e président des États-Unis, partageait en ces termes sa vision du Wellfare State – La Nation du Bonheur– au cœur de la Grande Dépression : « Le bonheur n’est pas la simple possession d’argent, elle réside dans la joie de l’accomplissement, dans le frisson de l’effort créateur. La joie, stimulation morale du travail, ne doit plus être oubliée dans la folle course aux profits évanescents. Ces jours sombres, mes amis, vaudront tout ce qu’ils nous coûtent s’ils nous enseignent que notre véritable destinée n’est pas d’être secourus mais de nous secourir nous-mêmes, de secourir nos semblables. »
Cet exercice de fouille historique pourrait être sans fin. De retour au présent, à quoi nous référer ? Il est étrange, et un peu dérangeant, de se rappeler que le terme même de « Bonheur » est entièrement absent de la Constitution Française de 1958. Si l’avancée des dépressions chez les plus jeunes, des solitudes chez nos aînés, du mal-être au travail, de l’éco-anxiété et des colères sociales indiquent factuellement que quelque chose dissone, la définition de la santé par l’OMS nous rapproche d’une base saine sur laquelle s’appuyer : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
Le bonheur dans le pré, mais pas que
Réaffirmer théoriquement la valeur et le sens du bonheur nous ferait une belle jambe, si nous nous arrêtions-là. Dès lors se posent les questions qui nous intéressent le plus : comment remettre le bonheur au centre de nos politiques publiques ? Sur quels besoins, sur quels désirs et sur quelles forces nous appuyer pour affirmer la manière dont nous souhaitons tendre vers cette vision ?
Dans une époque où « Transitions » et « Déconstructions » sont les maîtres mots, il est certain que nous ne pouvons faire l’économie d’une réinvention collective de la notion même de bonheur, et des moyens pour s’en approcher. Cela, à l’échelle locale de territoires où cette vision et ces aspirations sont en mesure de s’incarner concrètement ; autrement dit, plus de bonheur bullshit : le bien-être se ressent, il ne se décrète pas.
Quels nouveaux liens tisser, quels anciens liens recomposer, entre la question de bien-être et celles du rapport au vivant, au travail, à l’autonomie, au lien social, à la santé, à l’éducation, aux âges de la vie ? Comment sortir des approches cloisonnées et déficitaires des politiques publiques, pour développer en transversalité une politique du faire qui valorise nos interdépendances, nos forces et nos désirs ? Comment remettre autant le citoyen, la citoyenne, que l’homme ou la femme politique au cœur de ce projet, afin que nul acteur d’un territoire ne traîne un sentiment d’inutilité sociale, de repli ou de déterminisme ?
Vous vous en doutez bien : il n’existe pas de réponses tous faites à ces questions. « Le bonheur appartient à ceux qui se racontent de succulentes histoires et qui ont la ressource – ou le courage – d’y croire ! » rappelle facétieusement l’écrivain Alexandre Jardin. Peut-être pourrions-nous ajouter : d’agir en conséquence. Notre conviction est que c’est à l’échelle des territoires que le pouvoir d’agir, et d’agir autrement, est le plus opérant. Le territoire est cet espace où il est possible de recomposer les règles du jeu, de rassembler l’ensemble des joueurs, d’expérimenter collectivement de nouvelles stratégies. « Agis en ton lieu, pense avec le monde », nous conseille le poète et philosophe Edouard Glissant. À la table des territoires, rassemblons-nous pour inventer et construire localement nos Félix Fabula, un œil vers l’extérieur – et l’autre, tourné vers nos imaginaires.