Texte : Alizée Gau
Photo : Fundy coast, Nouveau Brunswick
L’Alliance franco-canadienne pour le bien-être n’aurait pas vu le jour sans une série de rencontres outre-Atlantique sur l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, entre un prospectiviste français d’une part, et quelques chercheurs canadiens de l’autre. Comment le bonheur est-il vu, vécu et recherché de l’autre côté de l’océan ? Et que nous est-il permis d’espérer d’une collaboration biculturelle sur ce terrain mouvant ?
« Techniquement », Robert Laurie devrait être à la retraite depuis une dizaine d’années. Après une longue carrière dans la recherche et dans l’enseignement au Nouveau-Brunswick mais également à l’international, et alors qu’il s’apprête à s’adonner à d’autres joies que celles du travail, le docteur en science de l’éducation est pourtant « rappelé » en 2013 pour une nouvelle mission :
« Lorsque j’ai pris ma retraite, j’ai été sollicité pour travailler avec des groupes d’autochtones au Canada, sur des questions d’enseignement et d’apprentissage de la lecture. Suite à ce mandat de trois ans, j’ai pris la direction de WMA Wellness – les précédents directeurs étaient d’anciens collègues universitaires. La mission de WMA Wellness est de contribuer à des environnements émotionnels où il fait bon vivre et où chacun peut croître, être à son meilleur et contribuer au collectif. En particulier, nous accompagnons une centaine d’écoles francophones du Nouveau-Brunswick, et le ministère de l’éducation et du développement de la petite enfance de la province. »
Résilients sans le savoir
Spécialisé dans l’évaluation et la mesure d’impact de programmes pédagogiques, Robert Laurie décide de transposer sa méthodologie aux questions du bien-être dans des environnements scolaires, mais également en entreprise. L’objectif ? Parmi l’ensemble des pratiques scientifiquement reconnues pour favoriser le mieux-être et la résilience au sein d’un environnement, identifier celles déjà opérantes sur le territoire étudié – pour les consolider et déployer dans un second temps leur plein potentiel. Diffusé sous forme de questionnaire anonyme à l’ensemble des individus, l’analyse des résultats permet ensuite d’établir un « indice du bien-être (IBE) » :
« L’aptitude à l’optimisme, la capacité d’adaptation et l’intelligence émotionnelle sont trois compétences qui sont ressorties de l’étude que nous avons menée par exemple sur une centaine d’écoles. Ces établissements ont fait preuve d’une certaine résilience pendant la pandémie : ils ont réussi à passer à travers sans s’effondrer, ce qui a surpris bien des gens. Ce diagnostic a redonné à tous une bouffée d’air, c’était énergisant. »
L’approche dite « capacitaire » est l’une des méthodes phares de Wellness.inc : au-delà d’un diagnostic distribuant les bons et mauvais points, le projet de l’organisme consiste en premier lieu à établir le « profil psychologique» de l’environnement étudié : un baromètre pour révéler ses forces structurantes, les bonnes pratiques déjà en place bien souvent sous-valorisées, voire complètement ignorées.
La suite de la démarche est simple : renforcer en priorité les forces déjà actives de l’environnement qui permettent de répondre à des besoins humains fondamentaux et partagés par tous, comme les besoins d’appartenance, d’autonomie et de « compétence » (relié à la notion d’accomplissement). Dans un 2ème temps seulement, introduire des mesures pour travailler sur les fragilités :
« La nature humaine est ainsi faite qu’on n’aime pas le changement. Les gens ont peur des transitions car ils pressentent qu’ils vont devoir sortir de leur zone de confort, ou qu’ils vont perdre quelque chose. Si on insiste sur ce qui va rester constant, plutôt que ce qui va changer, le niveau de stress diminue. En bâtissant sur les forces, on produit en soi un changement. On prépare également le terrain à d’autres changements plus inconfortables. »
De l’utopie au territoire
En automne 2016, à l’occasion d’une rencontre franco-canadienne sur l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon autour des politiques familiales, le chercheur Bill Morrison (collègue de Robert Laurie et co-fondateur de WMA Welness) rencontre un prospectiviste français, François Rousseau. Ce dernier est également fondateur du cabinet d’innovation sociale territoriale FR Consultants et n’en est pas à son premier terrain d’observation des pratiques canadiennes. Premier constat : les approches du bien-être à la française et à la canadienne s’avèrent sensiblement différentes, et surtout très complémentaires.
« J’ai été fasciné par les approches des Canadiens sur le bien-être quand je les ai découvertes en 2010, se rappelle François Rousseau ; je devais mener une analyse comparative des politiques familiales en France et au Canada : je suis ressorti de là en me disant qu’on était plutôt bons sur l’approche territoriale, mais que, sur la qualité des relations aux « publics », les Canadiens étaient vraiment champions. Dans le cadre scolaire, ils parviennent à avoir beaucoup moins de décrochages, beaucoup plus de motivation des enseignants. Cette approche me semblait simple et réplicable. Ça fait également des années que je suis stupéfait de constater les dégâts causés par la sectorialisation des politiques publiques en France, et l’absence de sens fédérateur. »
Plusieurs autres échanges entre WMA Wellness et FR Consultants s’en suivent, aboutissant en 2021 à la création de la première Alliance franco-canadienne pour le bien-être. L’ambition ? Croiser le savoir-faire des Canadiens et des Français pour accompagner la construction de politiques territoriales de bien-être. Seconde étape pour la jeune alliance : embarquer ses premiers partenaires territoriaux français dans cette expérience inédite.
« Je ne me suis adressé qu’à des territoires que j’estimais ambitieux au plan éducatif et social, précise François Rousseau : quand je les ai rencontrés pour leur proposer de mener un chantier expérimental, il n’a pas été difficile de les convaincre. Quand j’ai présenté à Saint Thibault des Vignes les approches canadiennes, le lien avec leurs propres politiques territoriales et leur statut de « Ville Amie des Enfants », le Maire m’a dit au bout de dix minutes de discussion, « c’est une proposition qui ne se refuse pas ». La ville de Genas a aussi accepté rapidement. Un autre territoire près de Rouen étudie également la question. »
Préparer le terrain et les imaginaires
Quelques mois plus tard, deux premières conventions sont signées entre l’alliance franco-canadienne d’une part, et les villes de Genas et de Saint-Thibault des Vignes – respectivement en périphérie de Lyon et en Île-de-France. Accompagnées par FR Consultants pour rassembler l’ensemble des parties prenantes, rythmer les différentes étapes du projet et adapter la démarche aux spécificités territoriales, l’intervention de WMA Wellness se centre quant à elle sur quelques moments clés : d’abord, l’instruction puis la restitution de l’inventaire du mieux-être et de la résilience (IMER) – prenant la forme d’un questionnaire interne. Ensuite, la formation de référents bien-être territoriaux à la démarche capacitaire.
« Avant la passation de l’IMER, il y a un travail important à mener pour que les gens s’approprient ces notions de bien-être et qu’ils en soient acteurs, précise François Rousseau. Nous devons préparer les imaginaires pour qu’ils se projettent dans cette affaire-là – au risque, sinon, de mal s’embarquer sur des démarches de bien-être territorial en pensant que ce n’est qu’une question de moyens. Le bien-être territorial pose la question des postures et des relations, bien davantage que celle des moyens. Il faut revenir deux ou trois fois dans chaque territoire, organiser et animer des temps de sensibilisation par catégories d’acteurs, puis réunir ces différents acteurs tous ensemble. »
Après cette première phase d’expérimentation en France, l’alliance franco-canadienne se tournera dans un second temps vers les territoires canadiens : riches des enseignements tirés de de la phase 1, c’est sur l’approche territoriale que le cabinet FR Consultants apportera à son tour la « French touch » de l’expérimentation :
« Du côté canadien, confirme Robert Laurie, le défi, c’est que l’ingénierie territoriale est un domaine qu’on ne connaît pas ou très peu. Nous sommes bien plus à l’aise lorsqu’il s’agit de travailler en silo, malgré les nombreux problèmes qui en découlent. À WMA Wellness, nous avons l’habitude de travailler dans des environnements relativement homogènes, comme des écoles, des entreprises, disposant d’une culture propre et d’objectifs communs préexistants. La perspective d’avoir une trentaine de personnes autour d’une même table avec des intérêts différents, et parfois contradictoires, va forcément être un choc pour nous. »
Une transatlantique du bien-être, plutôt qu’une autoroute
Derrière les termes « bien-être » et « mieux-être », se profilent en effet des représentations variées de chaque côté de l’océan : au-delà des expertises spécifiques apportées par chaque partenaire, la richesse et l’originalité du projet – son caractère imprévisible aussi – résident dans cette approche interculturelle.
Quasiment synonyme de santé mentale au Canada, le bien-être est souvent associé à la notion de « psychologie positive », dans une volonté de déstigmatiser les enjeux d’ordre psychologique. En l’occurrence, le Canada fait preuve d’une belle capacité d’innovation autour de ces questions. Depuis 2017, le Musée des Beaux-Arts de Montréal propose par exemple divers programmes d’art-thérapie pour ses publics. Et le pays affiche des résultats encourageants : en 2019, 88,8% des Canadiens s’estimaient en bonne ou très bonne santé, contre 66,6% en France (niveau de santé perçue, OCDE). Dans cet esprit, le gouvernement fédéral canadien a lancé en plein Covid la plateforme « Espace Mieux-Etre Canada » / « Wellness Together Canada », en réponse à « une augmentation sans précédent de la détresse mentale […] allant de l’isolement social et de l’insécurité financière aux préoccupations liées à la consommation de substances et des inégalités raciales. »
En comparaison, quelles visions du « bien-être » au sein de l’hexagone ? Objet de représentations ambigües voire cyniques lorsqu’il est pris isolément, le concept de « bien-être territorial » apparaît néanmoins depuis quelques années dans certaines politiques publiques, par exemple à Lille ou à Grenoble, pour renouveler l’approche du développement territorial. En France aussi, la pandémie a contribué à déstigmatiser en partie les enjeux de santé mentale : fin 2021, le sénat publiait un rapport d’information intitulé « Après le choc de la crise sanitaire, réinvestir la santé mentale », déplorant « des enjeux tardivement pris en considération par les pouvoirs publics ». Il reste nonobstant très fréquent dans le domaine des politiques publiques de faire des questions de développement territorial, de santé mentale, de cohésion sociale, d’éducation ou de citoyenneté, des enjeux bien distincts.
Du bonheur d’abattre les cloisons
Sans prétendre inventer la formule du bonheur, cette alliance franco-québécoise invite en fin de compte à un décloisonnement – géographique, mais aussi sectoriel – sur des questions aussi complexes qu’interreliées à tous les enjeux de transition actuelle. Difficile de penser le bien-être territorial de nos jours sans prendre en compte les enjeux climatiques et les questions de lien social, la transition démographique, ou encore l’évolution du rapport au travail.
« Agis dans ton lieu, pense avec le monde », rappelle avec sagesse le philosophe martiniquais Edouard Glissant, à mi-chemin des deux continents. Pour mener à bien cette expérimentation, le cadre donné est celui du territoire. La posture, celle d’une démarche apprenante collaborative basée sur les forces en présence… Bref, tout un programme pour tâcher d’être heureux.